Sans frigo
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Vivre sans frigo

Publié dans le journal romand d'écologie politique Moins! en mars 2024.


Il y a trois ans, j’ai débranché mon frigo par goût de l’aventure. Mais il y a un truc que je n’avais pas vu venir.

Le frigo s’est imposé dans nos cuisines en moins d’un siècle et fait maintenant partie de notre quotidien au point de provoquer des haussements de sourcils et ricanements gênés quand son utilité est questionnée. J’admets qu’un réfrigérateur ne pèse pas très lourd dans un bilan carbone individuel. Par contre, son impact systémique donne le vertige. Prenez cinq secondes pour imaginer un monde sans chaîne du froid. Que deviennent les supermarchés et leurs produits importés des quatre coins de la planète, les zones pavillonnaires et les mégapoles éloignées des lieux de productions alimentaires, la viande fraîche à gogo et les chalutiers de grande pêche, le simili-carné et la sauce barbecue, les rythmes de vie trépidants à courir comme un poulet sans tête et avaler un plat tout prêt en rentrant du boulot ? Le frigo joue un rôle clé dans l’émergence et le maintien de notre société consumériste. Sans lui, les métiers de l’agro-industrie sont chamboulés, les déplacements raccourcis, les territoires redessinés, et nos assiettes recomposées. Et je ne parle même pas du soulagement pour la biosphère. En affranchissant mon esclave frigorifique, j’ai sectionné l’une des attaches qui m’enchaîne à la mégamachine responsable de massacrer le vivant. Un lien solide mais dur à percevoir.

Je fais mon malin, mais il y a quinze ans je ne voyais pas les choses sous cet angle. A l’époque, mon frigo était bourré de cellophane, berlingots, barquettes, canettes, et autres emballages jetables. Il était régulièrement souillé par les moisissures de fruits et légumes que je laissais traîner par mégarde. Mais au fil de mes lectures et de mon obsession grandissante pour la simplicité volontaire, mes habitudes alimentaires évoluent. Mon frigo se vide petit à petit. J’élimine la viande et le poisson. Plus tard, les œufs, les produits laitiers et les plats industriels pré-cuisinés passent à la trappe. Les aliments que je mets dans mon frigo par réflexe alors qu’ils n’en ont pas besoin déménagent dans mes placards. Mon buffet se remplit de légumineuses, céréales, graines et autres produits secs stockés dans des bocaux en verre. J’apprends les rudiments de la conservation à température ambiante. Jusqu’au jour où mon frigo n’héberge plus qu’un pauvre tube de moutarde, une boîte de pâte miso en fin de vie, une salade flétrie et deux ou trois bricoles. Après sept ans de loyaux services, je libère mon serviteur high tech. Juste pour voir.

À ma grande surprise, l’expérience se déroule sans accroc. Je fais mes courses au maximum deux fois par semaine, concocte avec entrain chaque repas pour éviter d’avoir des restes, et réduis mon gaspillage alimentaire puisque l’absence de réfrigération accroît ma vigilance. Je me désaccoutume de mon frigo et de son confort ronronnant en un claquement de doigt. A tel point que la perspective de le rallumer me donne des frissons. Si le changement d’habitude coûte de l’énergie, le rétro-pédalage aussi. Un peu comme reprendre l’alcool après une cure de désintox. Pourtant, je me résous à ressusciter mon frigo pendant six mois quand deux amis viennent vivre chez moi, l’un après l’autre. Pas question de leur imposer ma frugalité. Mais je ne cède pas à la tentation d’exploiter l’appareil pour mon usage personnel. Au contraire, l’expérience renforce ma détermination et quand la colocation prend fin, j’éteins l’engin comme une lampe restée allumée dans une pièce inoccupée.

Je réutiliserai peut-être un frigo à l’avenir, par exemple pour conserver des médicaments au frais ou pour une autre raison difficile à prévoir aujourd’hui. En attendant, vivre sans lui colle avec ma recherche de sobriété volontaire pour anticiper la descente énergétique et matérielle qui nous pend au bout du nez. Je cuisine des recettes simples à base de produits bruts, locaux et 100% végétaux. Mais je rencontre des personnes sans frigo qui ont des pratiques différentes des miennes comme manger de la viande tous les jours, concocter des recettes élaborées, consommer des repas complets en poudre, maintenir les légumes du potager en terre pour étaler les récoltes, ou creuser un garde-manger sous terre. D’ailleurs, si vous souhaitez échanger sur le sujet, je serai ravi de lire vos messages dans le carnet de la bibliothèque autogérée de Moins! à Lausanne ou par mail à cette adresse : cedric@sansfrigo.com (adresse modifiée pour le blog).